Une certitude. Jamais la matière du Droit public financier n’a bénéficié d’un éclairage aussi important que depuis ces trois dernières années, alors que la Première ministre Elisabeth Borne a renoué avec l’usage du 49, al. 3 pour forcer l’adoption des lois de finances initiale et lois de financement de la sécurité sociale pour les années 2023 et 2024 ; alors qu’aucune loi de finances initiale pour 2025 n’a pu être adoptée avant la fin de l’année 2024, obligeant le Gouvernement à déposer un projet de loi de finances spéciale (PLFS).
Au final, cette dernière séquence budgétaire a été particulièrement intense et il est possible d’en retirer quelques enseignements. A propos de l’usage qui a été fait des dispositions de l’article 49, al. 3 Const., l’approche se trouve renouvelée avec un usage significatif par les gouvernements successifs Borne, Barnier et Bayrou de cette possibilité d’engager la responsabilité du gouvernement sur le vote d’un texte.
La séquence se singularise également alors qu’une loi de finances spéciale a été adoptée afin de gérer ce retard constaté dans l’adoption du projet de loi de finances initiale (PLFI), fait relativement inédit puisque le précédent date de 1979 et qu’il s’agissait de la seule utilisation, jusqu’à aujourd’hui, de cette procédure d’urgence visant à gérer l’absence d’adoption, dans les délais, de la loi de finances initiale.
En parallèle, il y a également eu fort à faire pour « débunker » les nombreuses fausses informations parfois relayées par des personnalités politiques, quand elles n’en étaient pas elles-mêmes à l’origine. Ainsi de l’affirmation par Elisabeth Borne de ce qu’en l’absence de vote des lois de finances et de financement de la sécurité sociale dans les délais, il ne serait plus possible d’utiliser sa carte vitale…
Plus délicate, l’opposition doctrinale sur la possibilité de recourir à l’article 16 de la Constitution dans l’hypothèse où le PLFI 2025 ne serait pas adopté dans les délais…
I – Depuis 2023, une nouvelle séquence budgétaire dans l’application des dispositions de l’article 49, al. 3 Constitution
La période actuelle succède à une précédente durant laquelle, pendant près de trente ans, aucun gouvernement n’a eu recours aux dispositions de l’article 49, al. 3 Constitution, pour l’adoption d’une loi de finances.
C’est Elisabeth Borne qui en a relancé l’usage avec pas moins de 23 utilisations :
- Pour les lois de finances initiales (cinq utilisations pour le PLF 2023 et cinq également pour le PLF 2024) ;
- Pour les lois de financement de la sécurité sociale (cinq pour le PLFSS 2023 et cinq pour le PLFSS 2024), décompte auquel il convient d’ajouter la réforme des retraites adoptée au moyen d’une loi de financement rectificative (mars 2023) ;
- Pour la loi de programmation des finances publiques pour les années 2023 à 2027 (septembre et novembre 2023).
Avec nettement moins de succès, le Gouvernement Barnier a été renversé alors qu’il avait engagé sa responsabilité sur l’adoption du PLFSS 2025 (4 décembre 2024). Dès le lendemain, le Chef de l’État avait annoncé son intention de déposer un projet de loi de finances spéciale (cf. infra, 2e partie).
Le Gouvernement Bayrou qui lui a succédé y a également eu recours aux fins d’adoption du PLF 2025 (3 février 2025) et du PLFSS 2025, texte pour lequel il a engagé sa responsabilité à trois reprises. Soit un total de 28 utilisations. Voilà pour la statistique.
Ce qui est certain, c’est que nous avions perdu cette habitude d’une telle mobilisation de cet article sur une loi de finances. Sa dernière utilisation remontait à 1992. Pour cette époque, entre 1960 et 1992, les gouvernements successifs l’avaient utilisé à dix-huit reprises pour l’adoption des PLFI et à neuf reprises pour celle des PLFR. Un record pouvait alors être attribué à Michel Rocard qui comptabilisait à lui seul, douze utilisations du 49, al. 3 dans ce cadre.
On se souvient des propositions du Comité Balladur (oct. 2007), Comité de réflexion et de propositions sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Vème République, qui avait souhaité le maintien du cadre juridique d’emploi du 49, al. 3 pour les lois financières s’agissant des « textes les plus essentiels à l’action du Gouvernement » (Une Vème République plus démocratique, 29 oct. 2007, p. 34). En dehors de ces lois, l’usage du 49, al. 3 se trouvait contingenté, le Comité Balladur le justifiant par un double constat : (i) l’emploi de ces dispositions avait eu tendance à se banaliser ; (ii) les lois de finances et les lois portant sur la matière sociale figurent au premier rang des textes le plus souvent adoptés grâce à l’article 49. On relèvera que ce dernier constat était formulé alors qu’il n’y avait pas eu recours à ce levier constitutionnel pour ces dispositions depuis 1992.
Revenons-en à la période actuelle. Indiscutablement, la configuration politique de l’hémicycle explique ce regain. Si l’on peut le déplorer, il faut aussi y voir un reflet du bon fonctionnement de nos institutions. Cela peut sembler paradoxal par certains aspects mais c’est justement à cet effet que les dispositifs de la Constitution de la Ve République ont été pensés.
Les blocages politiques peuvent ainsi être surmontés par ces outils, prévus par la Constitution de 1958 et qui offrent, dans le même temps, la possibilité pour les députés de renverser le Gouvernement. Les dispositifs s’équilibrent parfaitement et permettent aux institutions de la Ve République de fonctionner, tout simplement.
C’est ainsi qu’il a été possible de renverser le Gouvernement Barnier (par 311 voix sur les 288 requises), tandis que les autres motions de censure n’ont pas permis d’emporter la conviction d’une majorité de députés.
La logique est la même avec l’adoption de la loi de finances spéciale : là également, les outils constitutionnels permettent de gérer un retard dans l’adoption du budget. Loin d’un risque de « shutdown » à l’américaine que certaines personnalités politiques avaient, à tort, brandi.
II - L’adoption d’une loi de finances spéciale, une solution provisoire
A la suite du renversement du Gouvernement Barnier, le Chef de l’État avait annoncé son intention de déposer un projet de loi de finances spéciale. Prévue par l’article 45 de la LOLF, cette loi est présentée comme autorisant le Gouvernement à percevoir les impôts existants. Il s’agit d’une solution temporaire dans l’attente de l’adoption du PLFI 2025, ce qui a finalement eu lieu en février 2025, à la suite de l’engagement de la responsabilité du Gouvernement Bayrou.
Rappelons que les dispositions de l’article 45 de la LOLF distinguent deux hypothèses aux termes desquelles le Gouvernement peut recourir à des projets de loi particuliers pour pallier l’absence d’adoption du PLFI dans les délais. Il est possible de déposer un projet de loi de finances partiel, dit partiel parce qu’il ne comprend que la première partie de la loi de finances (laquelle comprend, pour l’essentiel, l’autorisation donnée par le Parlement au Gouvernement de percevoir les impôts existants, une présentation des recettes attendues du budget de l’État et l’article d’équilibre qui établit, à partir des grandes masses budgétaires en dépenses et en recettes, le solde du budget de l’État). Il renvoie à plus tard l’adoption de la deuxième partie du projet de loi lequel détaille, notamment, les dépenses de l’État.
Il est également possible de déposer un projet de loi de finances spéciale, dit « spéciale » car il se limite à autoriser le Gouvernement à percevoir l’impôt. Il est renvoyé à plus tard pour l’adoption du reste de la première partie et de la deuxième partie du projet de loi de finances.
Nous avons peu d’expériences de ces lois particulières.
En 1962, un projet de loi de finances partiel a été soumis aux parlementaires (en raison de la censure du Gouvernement Pompidou et de la dissolution) – la deuxième partie a été adoptée le 23 février 1963. En 1979, un projet de loi de finances spéciale a été soumis aux parlementaires – le reste du texte a été adopté le 18 janvier 1980. Dans un contexte particulier : le Gouvernement s’est trouvé contraint de recourir à un PLFS alors que le projet de loi de finances pour 1980 avait été censuré dans sa totalité par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 24 décembre 1979 (110 DC). Alors même que le cadre juridique d’adoption de ce PLFS n’était pas tout à fait celui prévu par la Constitution, le Conseil constitutionnel en avait pourtant validé l’application au nom d’un impératif, tiré de la continuité de la vie nationale.
C’est une semblable difficulté que l’on rencontre avec l’épisode de décembre 2024. Le renversement du Gouvernement Barnier le 4 décembre 2024 interrogeait forcément la manière de finaliser l’adoption de la loi de finances pour 2025 (d’autant plus que la censure concernait le PLFSS et non le PLFI). Le suspens a été de courte durée puisque le président Macron a, dès le lendemain, fait état de son intention de gérer la situation au moyen d’une loi de finances spéciale.
Au final, la séquence que nous venons de vivre a mis en évidence que toutes les hypothèses de retard dans l’adoption de la loi de finances initiale n’avaient certes pas été envisagées. Mais nos règles offrent un mode d’emploi suffisant, permettant un large usage de ces lois partielle et spéciale dès lors que cela apparaît justifié par des considérations en lien avec la continuité de la vie nationale. C’est en ce sens que le Conseil d’Etat a répondu, dans son avis du 9 décembre 2024, aux interrogations qui lui avaient été soumises par le Gouvernement (CE, avis, 9 déc. 2024, n° 409081, avis relatif à l’interprétation de l’article 45 de la LOLF, pris pour l’application du quatrième alinéa de l’article 47 de la Constitution).
Le constat liminaire opéré par le Conseil d’État est le même qu’en 1979 : ni la Constitution ni la LOLF n’ont expressément prévu la procédure à suivre alors que le Gouvernement a été renversé par motion de censure. Dans ce cadre, il est possible de s’inspirer des règles prévues par l’article 45 de la LOLF et de déposer un PLF spécial, le tout justifié par la nécessité d’« assurer la continuité de la vie nationale » (Avis, pt 4 et 5). Dans son contenu, une loi spéciale se limite « aux seules mesures d’ordre financier nécessaires pour assurer la continuité de la vie nationale, dans l’attente de l’adoption de la loi de finances initiale de l’année » (pt. 6). Ceci permet « au Gouvernement (…) d’inscrire dans le projet de loi spéciale des dispositions autorisant l’État à recourir à l’emprunt, d’une part pour financer l’écart entre les dépenses se rapportant aux services votés et le produit des impôts existants et, d’autre part, pour refinancer les emprunts venus à échéance » (pt. 11) et à faire de même pour les organismes de sécurité sociale (pt. 12 et s.). Une position justifiée par la situation budgétaire actuelle, très éloignée de celle qui avait conduit, en 1959, à préciser le contenu des LFS, ce que reconnaît le Conseil d’État : « les emprunts représentent à l’heure actuelle, une part significative du total des ressources annuelles de l’État, cette autorisation conditionne la possibilité même pour le Gouvernement d’ouvrir par décret les crédits se rapportant aux services votés ».
En toute logique, il est exclu d’introduire dans le PLFS des « mesures nouvelles d’ordre fiscal, qui ne sauraient en tout état de cause, être regardées comme des mesures nécessaires pour assurer la continuité de la vie nationale » (pt 8). Ceci explique que « l’indexation sur l’inflation du barème de l’impôt sur le revenu, laquelle n’est au demeurant pas systématiquement opérée » n’est pas « au nombre des dispositions ayant leur place en loi spéciale » (pt 9).
Au final, la loi de finances spéciale du 20 décembre 2024 autorise le Gouvernement à percevoir les impôts existants (art. 1), détaille les prélèvements opérés sur les recettes de l’État au profit des collectivités territoriales (art. 2), autorise le ministre chargé des finances à recourir à des emprunts pour couvrir les charges de trésorerie et les opérations de gestion de la dette de l’État (art. 3) et fait de même pour les organismes de sécurité sociale (art. 4).
(1) Sur ces différents points, nous nous permettons de renvoyer à cet article : « Lois financières : péripéties et solutions », à paraître dans le 1er numéro 2025 de la RFDA.