Parmi les jeux d’échecs qui ont jalonné la présidence d’Emmanuel Macron, le mois de février promet d’être riche en surprises. L’actuel Président du Conseil constitutionnel Laurent Fabius devra céder sa place à un successeur à l’issue de ses neuf ans de mandat, comme le prévoit l’article 56 de la Constitution de 1958. Parmi les autorités de nomination des membres du Conseil constitutionnel, le Président de la République occupe une place particulière puisque c’est à lui que revient le pouvoir de désigner le nouveau Président du Conseil.
Largement documentée dans la presse, cette nomination s’inscrit dans un double contexte. Un contexte particulier d’abord, circonscrit à la nomination du Président du Conseil ; un contexte général ensuite, qui tient compte de la crise politique qui ponctue le mandat du Président de la République depuis la dissolution du 9 juin dernier. Dans ce grand échiquier politique, se mêleront, on peut l’imaginer, des stratégies politiciennes et des tentatives de blocages parlementaires.
La nomination de Richard Ferrand par le Président de la République au poste de Président du Conseil s’inscrit dans la suite logique de son parcours. L’homme politique français a en effet étroitement collaboré avec le Président de la République au cours de son premier mandat. Secrétaire général du mouvement « En Marche » en 2016, élu député de la majorité macroniste lors des législatives de 2017, puis Ministre de la Cohésion des territoires sous le Gouvernement d’Edouard Phillipe et président du groupe « La République en marche » à l’Assemblée nationale, Richard Ferrand a multiplié les fonctions nationales sous la bannière du Président de la République. Plus récemment, Richard Ferrand a occupé le poste de Président de l’Assemblée nationale, avant que Yaël Braun-Pivet ne le remplace à la suite de sa défaite aux élections législatives de 2022. La « succession des fonctions » surprend donc : autorité de nomination en qualité de Président de l’Assemblée nationale, il est aujourd’hui en passe d’être nommé par le Président de la République. Comme Laurent Fabius et d’autres, Richard Ferrand aura donc cumulé dans sa carrière les fonctions d’autorité de nomination et de personnalité nommée.
Cette proximité avec le pouvoir n’est pas sans rappeler les critiques récurrentes dressées à l’encontre du Conseil constitutionnel. Qualifié de chambre d’enregistrement du Parlement, critiqué pour la composition politique de ses membres et accusé de faire œuvre de « gouvernement des juges », le Conseil doit sans doute attendre le flot de critiques qui introduira la nomination de Richard Ferrand à la présidence.
Qualifiées de politiques, les nominations au Conseil ont pourtant été, elles aussi, saisies par le droit. La nomination des membres du Conseil constitutionnel n’est plus, comme tel était le cas dans les premières décennies de vie de la Ve République, une compétence discrétionnaire des autorités de nomination. Depuis 2008, et sur le modèle des nominations américaines, le constituant subordonne la nomination d’un nouveau membre du Conseil au contrôle préalable des commissions des lois de chaque assemblée : les personnalités nommées par le Président de l’Assemblée nationale sont contrôlées par la commission des lois de la chambre basse ; et à la commission des lois de la chambre haute de contrôler les nominations réalisées par le Président du Sénat. Qu’en est-il alors des nominations présidentielles au Conseil constitutionnel ? En dépit des riches propositions formulées par le GRECI, le dernier alinéa de l’article 13 de la Constitution maintient une procédure singulière : la nomination est soumise au total des votes des commissions de chaque assemblée. C’est donc dire qu’en matière de nomination présidentielle, le contrôle des chambres ne passe pas inaperçu.
Si le contrôle est prévu, il ne reste toutefois en pratique que d’une portée limitée. Moins qu’un contrôle, c’est davantage une faculté de confirmation qui est laissée aux commissions parlementaires ; seule une opposition qui soulèverait plus de 3/5e des votes négatifs au sein de chaque assemblée permettrait le véto. Une nomination n’a de facto que peu de chance d’être empêchée.
Si une telle question n’a en effet que très peu d’intérêt en période de fait majoritaire, la diversité des couleurs politiques qui composent actuellement l’Assemblée nationale rend envisageable la possibilité que la nomination de Richard Ferrand soit empêchée. Et pour cause, sur les 73 députés membres la commission des lois, seuls 21 membres appartiennent à la majorité présidentielle : aux 13 membres de Renaissance (groupe EPR) s’ajoutent les 8 membres d’Horizons et du MoDem. Quant aux 6 députés Républicains, si leur alliance est certes probable, elle n’est toutefois pas certaine. En somme, seule une petite vingtaine de députés alliés à la majorité (21 en ne comptabilisant que la seule la majorité présidentielle ; 27 en tenant pour acquis les votes des Républicains) soutiendra avec certitude la nomination de Richard Ferrand. Avec une majorité des 3/5e avoisinant les 44 suffrages exprimés, les 52 – 46 en décomptant les Républicains – autres membres pourraient de facto tout à fait faire échec à la nomination de Richard Ferrand. Ce résultat, déjà mince, pourrait par ailleurs être fragilisé par le rejet de certains groupes, LIOT en est un exemple, dont le positionnement est difficilement anticipable. L’article 13 de la Constitution connaitra-t-il sa première application en matière de nomination au Conseil constitutionnel ? Rien n’est moins sûr. Encore faut-il compter sur les votes de la commission des lois du Sénat qui s’ajoutent et doivent donc être additionnés aux résultats obtenus à l’Assemblée. Or, sur les 49 membres de la commission des lois du Sénat, en plus des 3 membres du groupe RPDI (majorité présidentielle), 28 d’entre eux appartiennent au parti « Les Républicains » (19) et aux partis centristes (9) et constituent donc des soutiens potentiels du Président de la République. Déstabilisé à l’Assemblée, Richard Ferrand pourrait donc être largement soutenu au Sénat.
Les prédictions statistiques sont en revanche moins favorables lorsque, comme le prévoit l’article 13 de la Constitution, les votes des deux assemblées sont additionnés. Sauf revers politique majeur d’ici fin février, et sous réserve du ralliement des Républicains, 64 parlementaires pourraient s’opposer à la coalition Macron, sur un véto atteignable pour la nomination à partir de 74 votes additionnés. Un total plus que fragile lorsque l’on sait que tous les appelés à voter ne formeront pas la base du calcul des suffrages exprimés, et donc des votants effectifs. Dans l’hypothèse inverse cependant, c’est-à-dire sans le soutien des Républicains, près de 89 parlementaires pourraient s’opposer à la nomination de Richard Ferrand à la présidence du Conseil constitutionnel et le véto sera donc largement atteint. Le vote pivot est donc aux mains des Républicains.
Et pour cause, avec près de 18 sénateurs Républicains, le Sénat – contrairement à la nomination de Jacqueline Gourault en 2022 – mène largement la manche. L’opportunité de la nomination sera donc coordonnée par Gérard Larcher. Or, si la relation qu’entretenaient les deux Présidents des assemblées parlementaires relevait plus du « duo » que de « duel », le Président du Sénat sera également amené à nommer un nouveau membre au Conseil constitutionnel courant février. Gérard Larcher dispose donc de la possibilité, non de faire basculer la couleur politique au Conseil constitutionnel comme tel peut être le cas lors des nominations à la Cour suprême des États-Unis, sinon d’orienter la nomination de deux des trois futurs membres appelés à siéger au Conseil constitutionnel.
La nomination de Richard Ferrand est donc loin d’être acquise. Ne reste plus qu’à espérer pour l’élu d’Emmanuel Macron que son passé politique au Parti socialiste lui offre les bonnes grâces de certains membres de la coalition de gauche ou que la nomination échappe plus généralement aux rapports de forces politiques actuellement présents à l’Assemblée.
Le choix des pions est donc crucial : pour la première fois, la nomination présidentielle est suspendue à un fil de fer qui tangue entre les deux couleurs du damier : la validation de la nomination ou son rejet.
En tenant la validation des commissions parlementaires pour acquise, reste à interroger les incidences qu’elle provoquerait sur l’image du Conseil constitutionnel et son fonctionnement. Une chose est certaine : la nomination de Richard Ferrand ne redorerait en rien l’image du Conseil constitutionnel. Tradition perpétuée depuis 1958, Richard Ferrand fait partie des anciennes personnalités politiques nommées au Conseil constitutionnel. Si ses qualités de juriste peuvent être contestées, son ancienne fonction de président de l’Assemblée nationale lui offre nécessairement l’atout de l’expérience, c’est-à-dire de connaître de l’intérieur le travail parlementaire et d’être, en principe, particulièrement alerte sur les étapes et protocoles à respecter au cours de la procédure législative. Ses compétences sur les autres pans du droit constitutionnel restent cependant encore à démontrer.
Le fonctionnement du Conseil constitutionnel ne sera quant à lui impacté que dans de très faibles hypothèses par la nomination de Richard Ferrand. Seul le caractère prépondérant de sa voix en cas de partage des votes lui attribuera une aura particulière lors de la prise des décisions. Pourra-t-il néanmoins rester entièrement neutre lors de l’exercice de ses nouvelles fonctions ? Son déport volontaire, voire sa récusation sont à envisager. Membre de la majorité, Richard Ferrand soutenait l’agenda politique du camp présidentiel. Toutefois, selon l’article 4 du règlement intérieur de la procédure QPC devant le Conseil constitutionnel, « le seul fait qu’un membre du Conseil constitutionnel a participé à l’élaboration de la disposition législative faisant l’objet de la question de constitutionnalité ne constitue pas en lui-même une cause » qui justifie une demande de récusation ou un déport. Par ailleurs, si rien ne le lui interdit, la tradition veut cependant que le Président de l’Assemblée nationale ne prenne pas part au vote, coutume à laquelle Richard Ferrand a obéi. Qu’en est-il enfin de son ancienne qualité d’autorité de saisine du Conseil constitutionnel ? Certains éléments laissent à penser qu’une disposition de loi qu’il aurait déférée au Conseil au titre du contrôle a priori l’empêcherait de statuer sur une procédure QPC qui interviendrait sur la même disposition en cas de changement de droit ou de fait. Les doutes émis sur l’inconstitutionnalité d’une disposition législative, hors cas de saisine pour « validation » du Conseil, permettent en effet de dessiner le positionnement l’ancien président de l’Assemblée nationale et l’empêchent donc de statuer avec une neutralité absolue. Comme Laurent Fabius pourtant, il ne semble que très peu probable que Richard Ferrand se saisisse de la procédure.
Quoi qu’il en soit, la nomination de Richard Ferrand par le Président de la République ouvre une pluralité de questionnements juridiques et suscitera de nombreux débats politiques. Espérons que, pour pouvoir y répondre, parmi le choix des pions du Président de la République, Richard Ferrand ne voit pas le glas de l’échec et mat retentir une fois les résultats des votes des commissions parlementaires comptabilisés.