Le Sénat en première ligne !

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Par Philippe BLACHÈR,  Professeur de droit public au LOU (Université Jean Moulin – Lyon 3) 

 

Au rugby (1), la première ligne, composée de deux piliers et d’un talonneur, est au contact direct avec l’adversaire. En raison du caractère rugueux du poste, jouer en première ligne suppose une certaine expérience et une incontestable dextérité. Il en va du jeu de la vie politique comme de l’ovalie. 

Depuis la séquence initiée en juin 2022 qui ouvre une période de gouvernement minoritaire et vulnérable – suite aux « caramels » électoraux des scrutins législatifs de 2022 puis de 2024 -, le Sénat retrouve son poste originel : celui de « pilier » de l’action de l’exécutif. Cette mission avait été évoquée le 27 août 1958 dans le discours prononcé au Conseil d’Etat par Michel Debré : « La division en deux chambres est une bonne règle de régime parlementaire car elle permet à un gouvernement de trouver, dans la deuxième assemblée, un secours ultime contre la première ». 

Au Sénat le gouvernement ne risque pas de prendre d’ « arrêt-buffet », de « cathédrale », ou de « tampon ». Et si la « cravate » continue de se porter sans susciter la polémique (au Palais Bourbon, une décision du bureau du 9 novembre 2022 confirme qu’un député peut se vêtir d’un maillot de football amateur à partir du moment où il porte une veste, seul vêtement dont le port est « obligatoire »), aucun vilain geste n’est à redouter de la part des pensionnaires du Palais du Luxembourg.

« Pilier » du gouvernement, le Sénat rentre dans la « mêlée » ministérielle. Avec dix sénateurs dont l’ancien Président de la commission des lois et l’ancien Président du groupe majoritaire (LR), le Gouvernement Barnier comporte un nombre record de ministres issus du Palais du Luxembourg. Jusqu’alors, une quarantaine de sénateurs ont pu bénéficier d’une « cape » gouvernementale. D’ordinaire le « drop » entre les mandats joue plutôt en faveur des députés, le Palais Bourbon étant devenu une sorte d’équipe réserve de l’exécutif comme en atteste la rocambolesque campagne estivale des dix-sept ministres démissionnaires députés. Désormais « les mouches ont changé d’âne » (Pierre Albaladejo). Car le Premier ministre et son équipe retrouvent, au Sénat, une majorité pour soutenir le « pack » avec 229 voix sur 348 membres que comptent l’institution. C’est dire si, dans cette assemblée qui ne peut de toute façon pas voter la censure, il ne risque aucun « plaquage ».

Dans cette configuration inédite, « l’introduction » d’un projet de loi – à l’instar du texte sur la loi « immigration » en 2023 – pourra s’effectuer plus efficacement au sein de la seconde chambre comme le confirme le projet de loi de simplification de la vie économique, premier texte de la XVIIème législature adoptée au Sénat le 22 octobre 2024. Les propositions de lois sénatoriales susciteront également une vigilance particulière de l’exécutif. Elles laisseront, telle une « chandelle » au gouvernement, du temps pour discuter de sujets consensuels et éviter les débordements excessifs des oppositions de la chambre des députés. Le sous-marin législatif sénatorial pourrait même être employé comme une « interception » de la balle face aux oppositions. Dans le domaine budgétaire, le déclenchement de l’article 47 de la Constitution donnera aux sénateurs la faculté d’accomplir un « cadrage-débordement » pour contourner l’enlisement de l’Assemblée nationale.

Toutefois, cette orientation du jeu politique pourrait être freinée par le Sénat lui-même s’il entendait se situer « au-dessus de la mêlée » (2) en maintenant un positionnement plus institutionnel que politique dans la délibération de la loi, en restant cette assemblée ouverte aux solutions intergroupes en toutes circonstances.

Mais surtout le lieu du compromis ou celui du « déblayage » ne sera pas le Palais Bourbon. La Commission Mixte Paritaire (CMP) devient le petit périmètre où se déroulera le « pick and go », seule tactique permettant à un gouvernement minoritaire à l’Assemblée nationale d’avancer dans l’activité législative. A cet égard, les exemples en 2023 de la loi portant réforme des retraites ou de la loi de programmation et d’orientation du ministère de l’Intérieur (2023) démontrent qu’en CMP les sénateurs peuvent « raffuter », « rucker », tenir le « maul » pour au final permettre au Premier ministre de transformer l’essai emmené sur un plateau par les sénateurs et sénatrices. 

Aussi n’est-il pas surprenant de constater que le traditionnel discours d’avant-saison soit prononcé en présence du Premier ministre au Sénat. Si la pratique parlementaire réserve habituellement au ministre chargé des relations avec le Parlement le soin de participer, au nom du gouvernement, à la conférence des Présidents, Michel Barnier (le 23 septembre 2024) – comme Gabriel Attal (le 24 janvier 2024) d’ailleurs – a tenu à être présent lors de cette réunion qui établit le programme de travail des élus. 

Fort du soutien de ses partenaires du Sénat, le gouvernement a tout intérêt de se situer dans « l’alignement » de cette majorité s’il entend, pour quelques temps encore, continuer d’avancer. A défaut, la cabane risque de tomber sur le chien !

Le chef de l’Etat aussi. « Arbitre » engagé, il sera bientôt tenu de formuler des propositions de nominations importantes (Présidence du Conseil constitutionnel, Présidence de la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique…) qui feront l’objet de passages des personnalités choisies devant les commissions des lois des deux assemblées. L’attitude des parlementaires pourrait le mettre définitivement « hors-jeu » s’ils estimaient, au cours de ces auditions, que le Président de la République a commis un « en-avant » en cherchant à imposer ses choix sans prendre en considération les compétences requises pour les fonctions visées. 

Jouer en équipe avec Sénat : cette stratégie de l’exécutif semble, en l’état, être la seule afin d’éviter de récolter la « cuillère de bois »…

 

(1) À l’attention des étudiants qui tenteraient de copier-coller ce petit billet pour un exposé ou pour une dissertation, le risque de « biscotte » rouge est très élevé.

(2) Hypothèse suggérée par Diane Boisseau, jeune recrue actuellement ATER à l’Université Lyon 3 Jean Moulin. 

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