Le 17 septembre dernier, le Bureau de l’Assemblée nationale a jugé recevable une proposition de résolution (PPR) déposée par des députés du Nouveau front populaire visant à la réunion de la Haute Cour. Cette décision a suscité l’ire de la présidente de l’Assemblée, qui dans un communiqué a dénoncé un « détournement de la règle de droit », invoquant notamment le précédent de 2016. Le Bureau avait alors déclaré irrecevable une proposition de résolution similaire déposée par Les Républicains.
Cependant il apparaît que le Bureau n’a fait qu’exercer la fonction qui lui est assignée par la loi organique – et que le précédent de 2016 est d’une régularité douteuse au regard des dispositions de cette dernière.
I. Le cadre fixé par le législateur organique
L’article 2 de la loi organique du 24 novembre 2014 confie au Bureau de l’assemblée concernée le soin de vérifier la recevabilité de la PPR au regard des conditions posées à l’article 1er de cette même loi. Ces conditions sont les suivantes : 1/ la PPR doit être signée par au moins un dixième des membres de l’assemblée concernée ; 2/ elle doit « justifie[r] des motifs susceptibles de caractériser un manquement au sens du premier alinéa de l’article 68 de la Constitution ». Le législateur organique avait également souhaité restreindre à une signature par parlementaire et par mandat présidentiel, disposition censurée par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2014-703 DC du 19 novembre 2014.
Le contrôle de la recevabilité exercé par le Bureau est donc restreint, ce que confirme la lecture des travaux préparatoires de la loi organique. Il n’appartient pas au bureau de formuler une appréciation sur le fond et notamment de déterminer s’il y a « manquement » ou pas (AN, 1e lecture, Rapport de M. Philippe Houillon au nom de la Commission des lois, p. 30). Le projet de loi organique prévoyait initialement un tel contrôle, confié à la commission des lois de l’assemblée concernée : celle-ci devait vérifier que la proposition n’était pas « dépourvue de caractère sérieux ». Lorsqu’elle avait examiné le projet de loi organique, la Commission des lois de l’Assemblée nationale avait écarté cette disposition, au motif notamment que « ce dispositif était inutile, dans la mesure où l’article 68 de la Constitution pose suffisamment de conditions permettant d’éviter un dévoiement de la procédure » (Rapport Houillon, p. 35). Elle lui avait substitué un « simple contrôle de la recevabilité » (ibid.), attribué, donc, au Bureau. Celui-ci doit ainsi vérifier que le nombre de signataires est atteint et que la PPR est motivée, c’est-à-dire qu’elle allègue un manquement du président à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat, et qu’elle précise et justifie les motifs de cette allégation. Il n’appartient logiquement pas au Bureau de porter une appréciation sur l’existence de ce manquement, ni sur le sérieux des motifs avancés. C’est l’existence d’une motivation – l’allégation d’un manquement et la présence de griefs énoncés à l’appui de la demande de réunion de la Haute Cour –, non son contenu, qui fait l’objet du contrôle.
II. Entre recevabilité et opportunité
Il faut bien reconnaître cependant que la rédaction de l’article 1er de la loi organique manque de clarté. Il y a en effet deux manières d’interpréter la formule : « justifie[r] des motifs susceptibles de caractériser un manquement au sens du premier alinéa de l’article 68 de la Constitution ». Par « justifier » on peut entendre en effet a) « apporter une justification objectivement correcte » ou bien b) « apporter une justification (correcte ou non) ». De la même manière, par « susceptibles de caractériser », on peut entendre a) « objectivement susceptibles de caractériser » ou bien b) « susceptibles de caractériser selon les auteurs de la PPR ». Dans les deux cas, seule l’interprétation b) paraît compatible avec les travaux préparatoires : il ne revient pas au Bureau d’établir si les motifs avancés par la PPR permettent bien de caractériser – à supposer les faits reprochés au Président établis – un manquement au sens de l’article 68 de la Constitution, mais uniquement si la PPR avance bien des motifs à l’appui de sa demande de réunion de la Haute Cour et si, pour ce faire, elle allègue et justifie l’existence d’un manquement.
Cela n’exclut pas une forme d’appréciation sur l’existence d’une véritable motivation : « le Bureau pourra ainsi déclarer irrecevables les propositions de résolution fantaisistes, qui n’entreraient pas dans le champ du dispositif prévu à l’article 68 de la Constitution » (rapport Houillon, p. 18 ; voir aussi, en Séance, JO Débats AN, 18 janv. 2012, p. 170). Cette formulation peut certes prêter à débat, mais derechef, sauf à réintroduire « par la bande » un contrôle du caractère sérieux pourtant expressément écarté, il faut entendre par « fantaisistes » les propositions qui n’allèguent aucun manquement, ou ne soulèvent aucun grief. Une PPR qui se contenterait de demander la réunion de la Haute Cour parce que le président de la République a porté un costume mal taillé, sans dire en quoi il s’agit d’un manquement et quels sont les motifs qui permettent de l’étayer, serait manifestement irrecevable, car ne se plaçant pas dans le champ de l’article 68.
En 2016, le Bureau de l’Assemblée a eu une autre lecture de l’article 1er de la loi organique. Il avait alors jugé la PPR déposée par les députés Républicains était irrecevable car « elle ne justifi[ait] pas des motifs susceptibles de caractériser un manquement au sens du premier alinéa de l’article 68 de la Constitution ». Pour expliciter cette motivation très ramassée (un simple copier-coller de la loi organique), le Président Bartolone avait affirmé qu’« il est de la responsabilité des membres du Bureau de juger du caractère sérieux des motifs invoqués et de vérifier s’ils sont susceptibles de caractériser un manquement au sens de l’article 68 de la Constitution » (propos rappelés par la présidente Braun-Pivet dans le communiqué susmentionné). Le Bureau s’était alors arrogé le droit de contrôler le sérieux des motifs avancés et surtout de vérifier s’ils étaient bien « susceptibles de caractériser un manquement ». Il avait donc retenu l’interprétation a) ci-dessus.
Ce faisant, on quitte le « simple » contrôle de recevabilité – Mme Braun-Pivet parle, de manière révélatrice, de « recevabilité au fond » – pour dériver vers un contrôle d’opportunité qui ne dit pas son nom. Sera recevable une proposition dont le Bureau juge qu’elle est sérieuse et que les motifs qu’elle avance sont bien susceptibles de caractériser un manquement au sens de l’article 68. On a là un contrôle qui relève bien plus de l’opérance, voire de la qualification des faits, que de la recevabilité, le Bureau vérifiant que la qualification de manquement est bien susceptible d’être appliquée aux faits reprochés au Président (qu’ils soient avérés ou non). Cela semble difficilement compatible avec le rôle qui lui est imparti par la loi organique.
Ainsi en 2016, l’exposé des motifs alléguait un manquement (la violation « l’obligation de secret qui pèse sur les décisions les plus sensibles qu’il doit prendre en tant que Chef des Armées ») et avançait plusieurs motifs de fait justifiant, selon les auteurs, cette qualification (les diverses « confidences » du président Hollande à des journalistes sur différentes opérations extérieures). Cela aurait dû suffire à rendre la PPR recevable, quand bien-même on jugerait – sans doute à raison – que les faits en question, à supposer qu’ils fussent établis, n’étaient pas susceptibles d’être qualifiés de manquement au sens de l’article 68. Seulement, il revenait à la commission des lois, puis à l’assemblée – et non au Bureau – de formuler un tel jugement.
III. Recevabilité ne veut pas dire bien-fondé
Il en va de même de la PPR déclarée recevable par le Bureau le 17 septembre dernier. Il est tout à fait permis de juger les motifs invoqués infondés [1]. Cependant il ne fait aucun doute que cette proposition était recevable : elle allègue un manquement du président (notamment aux devoirs que lui impose l’article 5 de la Constitution) et présente un certain nombre de motifs (fondés ou non) à même d’étayer un tel manquement (le retard pris dans la nomination du gouvernement, le refus de nommer la « candidate » de la gauche à Matignon, etc.). Bref, les critères de l’article 1er me semblent remplis.
La recevabilité de ce texte ne préjuge ni de son bien-fondé, ni, a fortiori, de ses chances de succès. Quant au bien-fondé, tout d’abord, on sait que, suivant en cela les recommandations de la Commission Avril (v. p. 45 du Rapport de cette commission), tant le constituant que le législateur organique se sont bien gardés de donner une définition possible du « manquement » de l’article 68 : de sorte qu’il revient aux assemblées parlementaires puis à la Haute Cour de déterminer ce qui est susceptible de caractériser ou non un tel manquement. La seule limite est le caractère « manifeste » de l’incompatibilité de ce manquement avec l’exercice du mandat présidentiel. Ici la question de fond (« qu’est-ce qu’un manquement manifestement incompatible avec l’exercice etc. ? ») est résolue par une règle de procédure : est un tel manquement ce que deux tiers des membres de chaque assemblée puis de la Haute Cour caractérisent comme tel. Si la PPR échoue à recueillir cette majorité, c’est que le manquement allégué – à supposer qu’il soit avéré – n’était pas manifestement incompatible avec l’exercice du mandat présidentiel.
Mais il y a plus : il est en effet possible qu’elle n’arrive jamais en séance. La commission des lois a en effet été saisie pour examen, comme l’exige l’article 2 de la loi organique. Comme le Conseil constitutionnel l’a établi dans sa décision du 19 novembre précitée, il n’en résulte aucune obligation pour la Commission d’examiner la proposition de résolution. Son président dispose donc d’une marge de manœuvre très appréciable.
Si la Commission examine la PPR, elle conclura sans aucun doute au rejet. A compter de ces conclusions s’ouvre un délai de 13 jours au cours duquel la PPR doit être inscrite à l’ordre du jour, à peine de caducité (on notera que cette conséquence, fort rigoureuse, du non-respect du délai résulte non de la lettre de la loi organique mais de la décision du Conseil constitutionnel précitée). La Conférence des présidents (ainsi que le président de la Commission) dispose donc ici du pouvoir de mettre un terme à une procédure qui serait à ses yeux abusive. Cela fait beaucoup de garde-fous procéduraux permettant de garantir le caractère manifeste du manquement.
C’est dire si les chances de succès de la PPR qui nous occupe sont minces, tant le manquement ne paraît en définitive manifeste qu’aux yeux de ses seuls auteurs. Loin d’avoir donc opéré un « détournement de la règle de droit », le Bureau n’a fait qu’accomplir la fonction qui lui est assignée par la loi organique. Il revient désormais aux autres organes de l’Assemblée nationale d’en faire de même.
[1] L’exposé des motifs de la PPR fait l’honneur à l’auteur de ces lignes de le citer – tout comme un large panel de ses collègues. Il est exact que j’estime que l’article 8 fait obligation au président de la République de nommer un Premier ministre et, sur proposition de ce dernier, un gouvernement, et que le président de la République a manqué aux devoirs de sa charge en ne procédant pas à ces nominations dans un délai raisonnable – il lui était d’ailleurs loisible de refuser la démission présentée par M. Attal. A l’heure où j’écris ces lignes, le gouvernement est toujours démissionnaire en dépit de la nomination de M. Barnier, et 64 jours d’expédition des affaires courantes se sont écoulés depuis l’acceptation de la démission présentée par M. Attal, un record absolu depuis la Seconde guerre mondiale (et sans doute même un record absolu tout court). Cependant, contrairement aux auteurs de la PPR, je n’estime pas que M. Macron avait l’obligation constitutionnelle de nommer la personne désignée par le Nouveau Front populaire ; je n’estime pas davantage que le retard pris par le président de la République pour nommer un gouvernement constitue un manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat au sens de l’article 68 de la Constitution, ne serait-ce que parce que j’admets que mon interprétation de l’article 8 de la Constitution soit sujette à débat raisonnable.