Le secrétaire général de l’Élysée se retrouve une nouvelle fois sous le feu des projecteurs après avoir refusé de témoigner devant la commission d’enquête du Sénat portant sur le scandale de l’eau en bouteille.
Il n’en est d’ailleurs pas à son premier refus : en février 2025, il décline l’invitation de la commission des finances de l’Assemblée nationale chargée d’enquêter sur le dérapage budgétaire en 2023 et 2024 (en application de l’article 5 ter de l’ordonnance du 17 novembre 1958) ; en 2021, il refuse également de se présenter devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés.
Ces refus sont pourtant contradictoires avec d’autres précédents, comme en 2020 lorsqu’il accepte de déposer devant la commission d’enquête sénatoriale sur les concessions autoroutières et surtout en 2018 lors de son audition devant la commission des lois du Sénat chargée d’enquêter sur l’affaire Benalla (en application dudit article 5 ter).
C’est dire que le secrétaire général de l’Élysée évolue dans une zone grise où s’affrontent deux principes démocratiques que l’on présente antagonistes : la mission de contrôle du Parlement (article 24 de la Constitution) et l’irresponsabilité politique du chef de l’État (article 67), dont l’étendue de chacun reste encore à être définie avec précision.
À ce propos, Alexis Kohler justifie son refus par le principe de la séparation des pouvoirs et, en particulier, par une interprétation extensive de cette irresponsabilité.
Elle vise en effet à protéger le Président de la République de tout contrôle du Parlement en dehors des procédures prévues aux articles 53-2 et 68 de la Constitution. C’est d’ailleurs sur ce fondement que François Mitterrand évoque pour la première fois en 1984, à l’occasion de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur les avions renifleurs, « une longue et constante tradition républicaine et parlementaire » s’opposant à ce que le chef de l’État puisse être convoqué – au sens d’être contraint à témoigner – par une commission d’enquête. Cette tradition a d’ailleurs été confortée par le Conseil constitutionnel dans la décision du 19 novembre 2014 relative à la loi portant application de l’article 68 de la Constitution.
Par extension, cette irresponsabilité a pu être interprétée de manière à protéger plus largement la présidence de la République, comprenant l’entourage personnel du chef de l’État (l’Élysée refusait en 2007 que Cécilia Sarkozy témoigne devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur les conditions de la libération des infirmières bulgares en Libye) comme politique, incluant ainsi le secrétaire général de l’Élysée. Il serait dès lors contraire à la séparation des pouvoirs de les obliger à venir témoigner devant les commissions d’enquête.
Une telle interprétation érige une « muraille de Chine » autour de l’Élysée : la seule manière d’y entrer, c’est d’y être invité. Malgré ce que peut soutenir Alexis Kohler aujourd’hui, il a lui-même ouvert les portes du palais lorsqu’il a accepté de témoigner en 2018 et en 2020. En revanche, les derniers précédents illustrent parfaitement l’expression « une fois n’est pas coutume » : ce n’est pas parce qu’il déroge une fois (ou deux) à la tradition républicaine et parlementaire que l’exception va devenir la règle. La pratique récente montre bien qu’il souhaite s’y tenir, il semble même se plaire à évoluer dans cette zone grise.
Dans le même temps, les commissions d’enquête, considérées par la doctrine comme « le fer de lance » et le « stade ultime » du contrôle parlementaire, se multiplient sous la XVIIe législature, surtout à l’Assemblée nationale profitant sans aucun doute de l’absence de majorité claire en soutien de l’exécutif.
Elles se singularisent en effet des autres outils de contrôle par les pouvoirs spéciaux d’investigation dont elles disposent et en particulier par leur pouvoir d’audition. En application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, « toute personne dont une commission d’enquête a jugé l’audition utile est tenue de déférer à la convocation », qui peut être délivrée « si besoin est, par un huissier ou un agent de la force publique, à la requête du président de la commission ». La disposition se poursuit en précisant que le témoignage est réalisé sous serment et que la personne est tenue de déposer. Le caractère coercitif de ce pouvoir est souligné par la suite lorsqu’elle prévoit que « la personne qui ne comparaît pas ou refuse de déposer ou de prêter serment devant une commission d’enquête est passible de deux ans d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende ». C’est d’ailleurs sur ce fondement que le président de la commission des finances de l’Assemblée nationale a décidé en mars de saisir le procureur de la République en vue d’engager des poursuites pénales contre Alexis Kohler pour son refus d’être auditionné. Le président de la commission d’enquête sénatoriale sur le scandale de l’eau en bouteille pourrait être amené à faire de même s’il persiste dans son refus. Du reste, cette situation soulève d’autres interrogations quant au statut des témoins devant les commissions d’enquête qui mériteraient également davantage de précision, en particulier en ce qui concerne leur droit de se taire, de ne pas contribuer à leur propre incrimination ou encore d’être assisté par un avocat.
La difficulté réside dans l’imprécision de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 quant aux individus visés par l’expression « toute personne ». Outre le respect de la séparation des pouvoirs écartant la personne du chef de l’État, la pratique parlementaire admet que son entourage personnel comme politique ne bénéficie pas de la protection de l’irresponsabilité politique, devenant ainsi témoins potentiels (Cécilia Sarkozy a fini par témoigner devant la commission d’enquête en 2007). Cette pratique est confortée par une décision de la Cour de cassation rendue en 2012 dans le cadre de l’affaire des sondages et études commandés par l’Élysée dans laquelle elle conclue qu’« aucune disposition constitutionnelle, légale ou conventionnelle ne prévoit l’immunité ou l’irresponsabilité pénale des membres du cabinet du Président de la République » (1).
En définitive, en l’état du droit et de la pratique, le refus d’Alexis Kohler de témoigner devant la commission d’enquête du Sénat est tout simplement contraire à la loi.
Toutefois, ces interprétations et ces précédents contradictoires laissent supposer que la portée de l’irresponsabilité du chef de l’État varie selon le contexte politique et le sujet des commissions d’enquête. Le secrétaire général de l’Élysée semble même jouer de cette opacité en acceptant puis en refusant de venir témoigner en fonction des circonstances.
Si le tableau des scores affiche aujourd’hui 3 à 2 en faveur de l’Élysée, c’est bien le signe que cette confrontation ne trouve pas de solution juridictionnelle définitive mais qu’elle s’engage essentiellement sur le terrain des rapports de force politique. Les solutions provisoires germent alors au gré de l’opportunité politique et des sujets soumis à enquête. Or, la question de la possible audition du secrétaire général de l’Élysée par les commissions ne peut rester plus longtemps un mystère. Une telle question mérite de trouver une réponse définitive : il y va des valeurs de notre démocratie.
(1) C. cass., Crim, 19 décembre 2012, n° 12-81043, disponible sur https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000026813711/.