Budget et Constitution

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Par Jean-Philippe DEROSIER,  Professeur à l’Université de Lille et porteur de la chaire

 

Ce billet est initialement paru sous forme de chronique dans « Un œil sur la Constitution », in Nouvel Obs

Fait exceptionnel, presque qualifiable d’inédit : l’Assemblée nationale a rejeté, par 362 voix contre 192, la première partie du projet de loi de finances pour l’année 2025. Ce rejet emporte celui de l’ensemble du projet de loi, qui poursuit ainsi le cheminement de la procédure législative en étant transmis au Sénat, dans sa version initiale, c’est-à-dire tel qu’il avait été déposé sur le bureau de l’Assemblée, sans aucun des amendements qui ont été adoptés. Resituons brièvement le contexte, avant de livrer quelques éléments d’analyse.

La loi de finances est composée de deux parties : la première détermine les recettes et la seconde est relative aux dépenses. Un vote doit avoir lieu sur chacune d’entre elles et il n’est pas possible d’examiner la seconde tant que la première n’est pas adoptée. La raison paraît évidente : si on n’acte pas « d’entrées » dans les caisses de l’État (les « recettes »), il n’est pas possible d’engager « des sorties » (les dépenses). Ce principe a pourtant dû être affirmé par le Conseil constitutionnel puisqu’en 1979, un cas similaire s’était produit : l’Assemblée nationale n’avait pas rejeté l’ensemble de la première partie (à l’époque, un tel vote n’existait pas), mais l’article dit « d’équilibre », soit celui qui détermine, en fin de première partie, l’état des recettes escomptées et qui doit ainsi fixer un plafond des dépenses. En rejetant cet article, c’était en réalité l’ensemble des recettes qui était remis en cause. Malgré cela, à l’époque, l’Assemblée avait poursuivi l’examen de la seconde partie du projet de loi de finances. Dans sa décision du 24 décembre 1979, le Conseil avait censuré l’intégralité du budget.

La stratégie est machiavélique, mais aura sans doute la vertu de l’efficacité

 

Depuis lors, la première partie d’un projet de loi de finances n’a plus jamais été rejetée par l’Assemblée nationale. En revanche, le Sénat l’a fait à plusieurs reprises, en 2012 (pour 2013) et en 2016 (pour 2017). Le texte avait alors immédiatement poursuivi la navette parlementaire et le Sénat n’avait pas examiné la seconde partie.

Alors que la loi de finances est la loi la plus importante, qui détermine d’ailleurs les clivages politiques car c’est notamment sur le fondement des votes qui s’y rapportent que l’on peut identifier la majorité et l’opposition, on pourrait imaginer que ce rejet est un revers majeur pour le Gouvernement. Il n’en est rien puisqu’il a lui-même appelé à la rejeter… En effet, ne disposant pas de la majorité à l’Assemblée nationale, il a perdu la maîtrise de son propre budget, qui a été largement amendé par la Gauche. Seulement, la Gauche n’est pas davantage majoritaire et n’a donc pas pu imposer son budget réécrit, qui s’est heurté à l’opposition conjointe de la coalition gouvernementale et de l’extrême droite.

C’est d’autant moins un revers pour le Gouvernement que c’est vraisemblablement la stratégie qu’il avait en tête. Nous avons été habitués, ces deux dernières années (en 2022 et en 2023) à une adoption du budget (et de chacune de ses parties) grâce à l’article 49, al. 3 de la Constitution. Michel Barnier a indiqué, certes, qu’il ne s’interdirait pas d’y recourir en cas de nécessité, mais qu’il chercherait à l’éviter, autant que possible. Ainsi, en laissant l’Assemblée nationale réécrire le budget, il lui montrait, d’abord, qu’il la respectait en renonçant – du moins, pour le moment – à passer en force… tout en sachant, ensuite, qu’un tel budget réécrit par le Gauche ne serait pas adopté et que ce serait donc la version initiale, écrite par le seul Gouvernement, qui serait examinée par le Sénat.

Par ailleurs, ce dernier connaît une majorité de Droite, bien plus favorable au Gouvernement et à Michel Barnier – et il n’est pas anodin que de nombreux ministres en soient issus : le Premier ministre entend bien gouverner avec le Sénat, sans doute davantage qu’avec l’Assemblée. Le Sénat va donc désormais examiner le budget, avant la poursuite de la procédure, par (sans doute) la convocation d’une commission mixte paritaire, réunissant sept députés et sept sénateurs et au sein de laquelle le Gouvernement retrouve une majorité (grâce à l’appui des sénateurs). Non sans tractations, il pourrait alors espérer que cette commission adopte un budget, qui devra ensuite être validé par chacune des assemblées. Et ce sera à ce moment-là, mais à ce moment-là seulement, que le Premier ministre aura recours au 49, al. 3, en invoquant, d’une part, la nécessité d’adopter un budget et, d’autre part, son respect du Parlement puisqu’il a laissé le débat se tenir…

La stratégie est machiavélique, mais aura sans doute la vertu de l’efficacité, sauf à ce que l’extrême droite décide de se joindre à la Gauche pour voter une motion de censure, ce dont il est permis de douter à l’heure actuelle. Elle traduit néanmoins la très faible latitude dont dispose le Gouvernement : « sa majorité » à l’Assemblée nationale est inexistante et elle est incapable de lui apporter un véritable soutien, puisqu’elle est mise en minorité.

Ce fut déjà le cas la semaine dernière, lors de l’examen du budget de la Sécurité sociale : la partie recettes avait, cette fois, bien été adoptée, le 4 novembre, en raison de l’abstention des députés d’extrême droite. Le Gouvernement n’a dû son « salut » que grâce à l’application de l’article 47-1 de la Constitution : comme ce fut le cas lors de la réforme des retraites (on se souvient qu’elle avait emprunté la voie d’une loi de financement rectificative de la sécurité sociale, notamment pour cette raison), au terme du délai imparti à l’Assemblée nationale pour l’examiner en première lecture, le débat est interrompu et le texte est d’office transmis au Sénat, dans sa version initiale.

Là encore, application est faite des règles constitutionnelles, sur lesquelles le Gouvernement doit bien pouvoir s’appuyer, faute de pouvoir le faire sur une majorité inexistante.

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