Conférence dans le cadre de la nuit du droit, vendredi 4 octobre, 9h30 à l’Université de Lille : « État de droit et Démocratie : la Ve République, au bord du gouffre ? ».
Le vendredi 4 octobre 2024, l’amphithéâtre Cassin de l’Université de Lille a accueilli une conférence intitulée « La Ve République est-elle au bord du gouffre ? ». Cet événement, organisé par la Chaire d’études parlementaires dans le cadre de la Nuit du droit, a réuni plusieurs experts en droit constitutionnel, dont les Professeurs Philippe Blachèr (Lyon III) et Jean-Philippe Derosier (Lille), MM. Gilles Toulemonde et Basile Ridard, Maîtres de conférences en droit public (Lille), ainsi que Mme Beverley Toudic, Docteure en droit et chercheure postdoctorale au sein de la Chaire (Lille).
A titre liminaire, le Professeur Jean-Philippe Derosier a effectué un rappel des récents événements marquants la scène politique française. Tout a commencé le 9 juin 2024 avec l’allocution du Président de la République, qui, à la suite du succès insoupçonné du Rassemblement national (RN) lors des élections européennes, a annoncé la dissolution de l’Assemblée nationale en vertu de l’article 12 de la Constitution française. Ce résultat électoral, synonyme de déroute pour le camp présidentiel, a ouvert une période d’incertitude politique, durant laquelle le Président a affirmé vouloir redonner aux Français le choix de leur avenir par le biais du vote.
Dans le camp des Républicains, Éric Ciotti, alors président du parti, a annoncé son intention de former une alliance avec l’extrême droite. Suite à cette décision, le Parti des Républicains en sortira fracturé, conduisant à la démission d’Éric Ciotti. Du côté de la gauche, un accord a été trouvé le 14 juin 2024 entre les écologistes, socialistes, communistes, insoumis et la Gauche démocrate et républicaine, aboutissant à la création du Nouveau Front Populaire (NFP).
Les résultats du premier tour des élections législatives anticipées, publiés le 30 juin 2024, montrent que l’extrême droite est arrivée en tête dans 297 circonscriptions, obtenant 33 % des voix. Elle est suivie par le NFP, qui a récolté 28 % des suffrages et s’est imposé dans 157 circonscriptions. Le camp présidentiel, avec 20 % des voix, n’a pris la tête que dans 69 circonscriptions, tandis que les Républicains n’ont obtenu que 6,5 % des voix et sont arrivés en tête dans 33 circonscriptions.
Face à la montée de l’extrême droite, un Front républicain s’est formé entre le NFP et la coalition présidentielle (Renaissance, Horizons, MoDem). Les candidats arrivés en troisième position étaient appelés à se désister pour favoriser l’élection de l’un de ces partis.
Au second tour, qui s’est tenu le 7 juillet, le NFP a remporté 193 sièges, tandis que le parti Renaissance en a obtenu 166, le Rassemblement national 126 et les Républicains 47. Le lendemain, conformément à la tradition républicaine, le Premier ministre a présenté sa démission, laquelle a été refusée par le Président de la République. La session de droit pour l’élection du nouveau Président ou de la nouvelle Présidente de l’Assemblée nationale s’est ouverte le 18 juillet, et Yaël Braun-Pivet a été réélue.
Le 23 juillet, à l’issue de longues négociations au sein du NFP, le nom de Lucie Castets a été proposé pour la fonction de Première ministre. Toutefois, le Président de la République a refusé de la nommer. Du côté de la gauche, une violation de la Constitution est décriée, bien que le Président ne soit pas contraint ni par des délais ni par l’obligation de désigner un Premier ministre issu d’une majorité.
Le mois d’août a été marqué par ce que le Président de la République a qualifié de « trêve olympique ». Fin août, le Président entame les discussions avec les diverses formations politiques. A l’issue de ces échanges, un communiqué de presse a été publié, précisant qu’un Gouvernement fondé uniquement sur le programme du NFP serait immédiatement censuré par l’Assemblée nationale, ce qui menacerait la stabilité institutionnelle de la France. Les consultations reprennent, marquées par la visite de certaines personnalités à Matignon, telles que Xavier Bertrand ou encore Bernard Cazeneuve. À la surprise générale, Michel Barnier, membre des Républicains, un parti pourtant minoritaire avec seulement 47 députés et qui n’a pas participé au « front républicain », a été nommé Premier ministre, le 7 septembre 2024.
Le 17 septembre, le bureau de l’Assemblée nationale déclare recevable la proposition de résolution visant à réunir le Parlement en Haute Cour en vue d’engager la procédure de destitution à l’encontre du Président de la République. Deux jours plus tard, il déclare également recevable la proposition de loi des députés du Rassemblement National visant à abroger la réforme des retraites.
Ce n’est que le 21 septembre que le Gouvernement sera nommé. Cependant, quelques jours plus tard, le Ministre du Budget déclare qu’il ne rencontrera pas le Rassemblement National, affirmant que ce dernier ne fait pas partie de l’arc républicain et il se fera immédiatement « recadré » par le Premier Ministre, qui a par ailleurs appelé Marine Le Pen pour lui présenter ses excuses. Le 29 septembre, le Ministre de l’Intérieur soutiendra que l’État de droit n’est « ni sacré ni intangible », mais corrigera son propos quelques jours plus tard. Le 1er octobre, est présenté le discours de politique générale.
Ce panorama politique soulève des interrogations profondes quant à l’avenir du régime actuel et à sa capacité à répondre aux crises qu’il traverse : c’est ce que proposent de discuter les spécialistes de droit constitutionnel, ce vendredi 4 octobre 2024.
Après ce rappel chronologique, le Professeur Philippe Blachèr indique que la doctrine distingue traditionnellement deux types de période au sein de la Ve République : le premier étant la période « normale » et, le seconde, la phase de cohabitation reposant sur la logique exprimée par Mitterrand, « la Constitution, toute la Constitution, rien que la Constitution ». Ainsi, la phase à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui est celle dite du Gouvernement minoritaire. Cette phase n’est toutefois pas nouvelle, puisque Georges Pompidou et Michel Rocard ont également connu cette situation. Plus récemment, Elizabeth Borne et Gabriel Attal n’ont pas non plus connu de majorité. Cela n’en fait pas pour autant une troisième phase puisque des gouvernements minoritaires ont déjà existé. Cependant, bien que la France ait déjà connu des gouvernements minoritaires, la spécificité réside ici dans la vulnérabilité de celui-ci.
Selon le Professeur Philippe Blàcher, même si le Gouvernement est vulnérable puisqu’il est sous la menace d’une motion de censure, nous ne sommes pas en présence d’un blocage institutionnel. En effet, l’activité législative peut fonctionner normalement. La différence fondamentale réside dans le fait que le Gouvernement devra s’appuyer davantage sur le Sénat pour faire adopter ses projets de loi.
Le Professeur Philippe Blachèr ne semble donc pas craindre un quelconque blocage. Cependant, la conséquence fondamentale serait l’affaiblissement considérable de l’influence du Président de la République au sein de l’exécutif.
Monsieur Basile Ridard revient sur le processus de nomination du Premier ministre et le met en perspective en le comparant à des situations similaires à l’étranger. La Constitution française ne prévoyant que de manière superficielle ce processus, la nomination de Michel Barnier a pris plus de deux mois, ce que certains ont critiqué comme étant une lenteur excessive. En comparaison, la Belgique détient le record mondial avec 541 jours sans Premier ministre. L’élément structurant retenu en Belgique est la recherche de coalition plutôt que la répartition des postes au sein du Gouvernement. De même, le Gouvernement allemand actuel a été formé après une période de deux mois.
Ces pratiques pourraient servir de sources d’inspiration pour les futures négociations en vue de la formation d’un gouvernement en France. Néanmoins, la culture du compromis y reste encore très limitée.
Monsieur Gilles Toulemonde est revenu sur la composition du bureau de l’Assemblée nationale, prévue à l’article 10 du règlement de l’Assemblée nationale, lequel établit des règles alternatives de composition.
Chaque fonction se voit attribuer un nombre de points qui est affecté à chaque groupe parlementaire en fonction de son importance. En cas de désaccord entre les groupes parlementaires, un vote est organisé. Après les élections législatives anticipées, aucun accord n’a été trouvé, conduisant à un vote. À l’issue des élections, sur 22 postes à pourvoir, le Nouveau Front Populaire (NFP) en a remporté douze, un résultat inattendu étant donné que le camp présidentiel contrôlait traditionnellement la majorité des postes. Cette situation est d’autant plus inattendue que 33% des députés n’ont aucune représentation au sein du bureau. La parité n’est pas davantage respectée puisque quatorze femmes et huit hommes sont élus.
Ce changement a eu des conséquences notables, notamment en rendant plus difficile l’acceptation des différentes règles et décisions prises par le bureau, ainsi que le maintien de la sérénité des débats. De surcroît, il a empêché le camp présidentiel de bloquer certaines décisions, comme en témoigne la validation de la procédure de destitution du Président de la République.
Enfin, Madame Beverley Toudic a abordé la relation entre le constitutionnalisme, l’État de droit et la démocratie, dans le contexte politique français actuel. Elle a posé le principe selon lequel le constitutionnalisme, en concrétisation de l’État de droit, sert directement la démocratie. Autrement dit, il ne peut y avoir de véritable démocratie sans État de droit et la démocratie, en tant que modèle de société, représente la forme la plus aboutie de l’État de droit. Dès lors, à la lumière des récents événements survenus après les élections législatives, peut-on considérer que la démocratie a été respectée du point de vue du droit constitutionnel ? De plus, est-il envisageable de s’affranchir du cadre constitutionnel au nom de la volonté populaire ?
Les ambiguïtés constitutionnelles, associées à certains comportements politiques du Gouvernement, sont à l’origine de la configuration actuelle, marquée par une tripolarisation politique résultant de la radicalisation des programmes politiques. Cette séquence post-législative a multiplié la méfiance croissante des citoyens envers leurs représentants et des institutions. Bien que le Président de la République ne dispose ni d’une majorité absolue ni d’une majorité relative, il adopte une interprétation extensive des articles de la Constitution, passant d’un rôle d’arbitre à celui de sélectionneur, en anticipant lui même les négociations, comme en témoigne la nomination d’un Premier ministre issu d’un parti ayant obtenu seulement 5% des suffrages sans même laisser sa chance, au groupe arrivé en tête, de constituer une majorité.
Pour conclure, Madame Toudic a abordé le débat sur la primauté de la démocratie ou de l’État de droit, illustré par les déclarations controversées du Ministre de l’Intérieur. Elle a affirmé que l’État de droit constitue une composante fondamentale de la démocratie et que leur combinaison vise à garantir le respect de l’acte démocratique fondateur. Ne pas veiller à cet aspect, y compris dans le cadre référendaire, reviendrait à renier le fondement même de la démocratie constitutionnelle, à savoir le principe selon lequel aucun pouvoir ne peut exercer une souveraineté absolue.
L’État de droit est sacré en tant que garant de la sécurité juridique des citoyens, qui possèdent des droits et libertés protégés contre les fluctuations politiques. Ce patrimoine constitutionnel français repose sur la séparation des pouvoirs, la liberté et l’universalité. La Constitution, quant à elle, est un instrument de la démocratie permettant d’assurer celle-ci par le droit, en protégeant les citoyens au sein de l’ordre constitutionnel.
Ainsi, de tels comportements de la part du Gouvernement pourraient entraîner une érosion du patriotisme constitutionnel, risquant de se transformer en crise institutionnelle.
Après les interventions, une période d’échanges avec le public s’est ouverte.
Beverley Toudic estime que les crises ponctuelles actuelles révèlent des problèmes plus profonds, notamment le désengagement des citoyens vis-à-vis de la Constitution, qu’elle juge « démodée ». Elle a souligné l’importance de réviser certains aspects de celle-ci pour permettre aux citoyens de jouer un rôle actif dans le processus d’élaboration des lois.
Philippe Blachèr évoque la récente dissolution, relevant qu’elle n’a pas abouti à une réponse claire, la composition allant à l’encontre de ce que les citoyens ont exprimé dans les urnes. Ainsi, cette séquence ne fait qu’accentuer la défiance des citoyens.
D’après Gilles Toulemonde, la crise est principalement d’ordre politique. Il cite le Professeur Marc Verdussen pour souligner la nécessité de « réenchanter la Constitution », afin de revitaliser la démocratie.
Ont ensuite été évoquées les attributions du bureau de l’Assemblée nationale, notamment concernant l’appréciation des motifs d’une proposition de résolution de destitution. La question est de savoir quelle appréciation peut faire le bureau sur les justifications permettant de qualifier un manquement. Selon Gilles Toulemonde, en 2016, lors de la proposition de destitution du Président François Hollande, le bureau est allé bien au-delà de ses attributions. En effet, en vertu de la loi organique du 24 novembre 2014, le bureau doit uniquement vérifier qu’un manquement est invoqué dans les motifs mais ne doit pas vérifier que ce motif vaut véritablement manquement.
Jean-Philippe Derosier indique que la procédure de destitution du Président de la République ne peut pas être utilisée pour engager la responsabilité politique, car tel n’est pas l’objet de l’article 68 de la Constitution. Si tel était le cas, la majorité non qualifiée suffirait à engager cette responsabilité.
La procédure de destitution de 2024 diffère de celle de 2016. En effet, celle de 2024 n’a pas clairement identifié les manquements du Président, malgré leur existence depuis le 9 juin 2024. Dans les motifs, a été exposé le refus de nommer une Première ministre proposée par le NFP, ce qui ne peut être considéré comme un manquement manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat. Gilles Toulemonde considère que le Président a outrepassé ses compétences en choisissant de proposer un nom d’un parti qui n’a pas gagné les élections, la solution serait de clarifier la Constitution.
Selon Basile Ridard, l’identification de la majorité pose problème. En effet, la majorité parlementaire n’est pas là où elle devrait se trouver et, comme l’a souligné Philippe Blachèr lors de son intervention, c’est le Sénat qui semble désormais constituer le principal soutien du Gouvernement. Au-delà de ce glissement vers le Sénat, il existe plusieurs majorités fluctuantes selon les thèmes abordés. On peut également évoquer l’existence d’une majorité politique silencieuse et ponctuelle : par leur abstention, les députés valideraient indirectement, sans exprimer un soutien explicite, un certain nombre de projets.
Philippe Blachèr revient sur la troisième condition relative au manquement, concernant la procédure de destitution, en soulignant que si elle se limite simplement à vérifier la correspondance entre les accusations et l’existence d’un motif, elle perdrait toute sa substance. Il établit une comparaison avec le contrôle exercé par les juges du filtre dans le cadre de la QPC, qui se prononcent sur la recevabilité de la question sans pour autant juger de sa constitutionnalité.
Est-ce une faute constitutionnelle de ne pas avoir nommé un Premier ministre issu du groupe parlementaire majoritaire ?
Selon Basile Ridard, il n’y aurait pas de faute constitutionnelle dans la mesure où les règles constitutionnelles sont imprécises sur ce point sauf à se référer à l’esprit du régime parlementaire selon Beverley Toudic.
Philippe Blachèr considère, quant à lui, qu’il est certes choquant que le Premier ministre ne provienne pas du groupe arrivé en tête aux élections, mais ce qui est encore plus problématique, c’est que des ministres démissionnaires participent au vote pour élire le Président de l’Assemblée nationale. Il ne s’agit pas d’une faute juridique à proprement parler, mais plutôt d’un usage extensif des textes et de leur interprétation par les responsables politiques actuels.
Pour conclure, Jean-Philippe Derosier souligne que refuser de désigner une personnalité du NFP ne constitue pas une faute politique, puisqu’aucune disposition constitutionnelle ne l’impose au Président. Cela relève de son pouvoir discrétionnaire. Cependant, le Président aurait dû tirer certaines conséquences, notamment en tenant compte du fait que la souveraineté nationale appartient au peuple. Ainsi, il serait opportun d’écouter la voix du peuple lorsque celui-ci s’exprime.